Le temps s’est précipité, englouti par le goulot qui sépare les deux globes du sablier et qui est pourtant censé étrangler ce qui passe à sa portée. A une vitesse prodigieuse. A celle de l’amour et d’une vie nouvelle d’abord, aspiré par les promesses de l’avenir. Puis le quotidien, la répétition des jours et leur lot d’aspérités avaient absorbé à petits traits les grains du sable qui s’écoulaient. Modestement mais résolument, avec la détermination d’un tueur en série qui opère au grand jour, il avait commencé son méticuleux assassinat.
Envoûté par cette lente transe, je n’avais pas réalisé combien j’avais dérivé. Je m’étais laissé porter par ce courant qui avait sournoisement fait de moi un insignifiant fétu ignorant que tout contrôle sur son cap lui avait échappé.
Les années s’étaient égrainées jusqu’à ce moment de ma vie où je me retournais enfin, à la faveur d’une photo retrouvée au fond d’un carton. Six ans s’étaient écoulées depuis cette soirée dont je me demande aujourd’hui si je lui trouverais le même intérêt qu’alors. C’était une soirée comme tant d’autres, prise à une époque où on les faisait encore tirer. Tout le monde souriait franchement, avec le naturel propre à la jeunesse lorsqu’elle est encore insouciante.
Je n’ai jamais été très beau. Pourtant en me regardant, il me parut reconnaître une trace de beauté juvénile qui s’était perdue depuis. Et c’est précisément parce qu’elle s’était retirée que je pouvais aujourd’hui la reconnaître. Seule restait son empreinte, en creux. Six ans du patient labeur des rides avait fini par s’imprimer sur mon visage. Mes traits s’étaient durcis et un peu affaissés. Le subtil poison de ma bile et de mon destin génétique avait commencé son œuvre et mon visage de se muer en celui d’un oncle avec lequel je n’avais eu, enfant, que l’âge de mon appareil cognitif en commun.
Lui lisait des périodiques de bande dessinée qui imitaient maladroitement leurs cousins d’Amérique et qui mettaient en scène de preux chevaliers ou bien des cow-boys proprets qui ne laissaient aucune surprise au lecteur qui avait passé 10 ans. Des histoires alors en vogue et qui divertissaient les masses dans les séries télévisées ou les films. Héros valeureux au regard souligné de mascara et aux joues rosies à la manière d’Erol Flynn. Vêtements bien repassés et franges alignées pour copies conformes de John Wayne. Les méchants étaient monstrueux et les monstres forcément méchants .
C’était l’enfance et l’ennui des dimanches passés chez mes grands-parents. Dans cette maison vétuste au sol vaguement dallé et couvert de terre, où un poêle de fonte surchauffait l’atmosphère et recuisait une vieille soupe qui finissait invariablement par donner son odeur rance à toute la pièce, les dimanches s’écoulaient avec langueur. Mon oncle avait alors quatre fois mon âge mais s’extasiait sur ces histoires conçues pour les enfants de la décennie précédente. Il occupait sa place à table, son imagination juvénile égarée sur des pages de mauvais papier pendant que mes parents et les siens discutaient comme on le fait en famille ces jours là, après le dessert, le ventre lourd et les paupières plombées par le vin. Sur cette vieille télé bombée et monochrome, on me laissait regarder mes dessins animées. Bombé, mon oncle un peu simplet l’était aussi.
Plus tard, j’ai eu la surprise de découvrir en photo qu’il avait bel allure, lorsqu’il était jeune, avant que son mode de vie, dans lequel l’alcool avait une place assez centrale, ne lui donne rapidement les formes outrancières et molles que je lui connaissais. Partageant quelque chose comme le quart de mon ADN avec cet homme obèse, alcoolique, imbécile par nature (et fauteur de troubles pour arranger l’ensemble), j’abordais assez sereinement ce moment de mon existence où la partie la plus visible de mon corps avait décidé de lui ressembler. Et ,je ne sais pas pourquoi, je décidai de ne pas planter de bougie sur mon gâteau d’anniversaire cette année là.